La bordigue de l’étang des Pesquiers
Quand la mer relie l'art et la science
Valérie Michel-Fauré : reconnecter les étudiants en art au vivant
Professeure d’histoire et théorie des arts à l’École Supérieure d’Art et de Design – Toulon-Provence-Méditerranée et chargée d’enseignement à l’université de Toulon, cette fille de la mer a décidé de travailler hors les murs à la rencontre de la nature et de l’humain
« J’ai grandi avec mon frère sur un voilier avec des parents artistes et ouverts sur la nature. On n’avait pas d’eau, pas d’électricité, on pêchait, on partait sac au dos à terre en randonnée à la recherche de vivres dans des villages de montagne, on était autonomes, libres…
Je suis devenue professeure d’histoire de l’art, et quand je suis arrivée dans mon école, j’ai trouvé que les artistes étaient déconnectés de la nature, inscrits dans un concept de « white cube » avec un certain côté aseptisé, en espaces clos in vitro, où l’on utilise n’importe quel matériau sans se soucier de son impact sur l’environnement, où l’on centre la création des jeunes étudiants artistes sur eux-mêmes « ma vie, mon œuvre » …
Alors j’ai eu envie de travailler hors les murs in vivo, de leur faire lâcher leur portable, leurs chaînes technologiques, les matériaux polluants qu’ils utilisent et les ouvrir au monde, à l’altérité, au sens du commun…
Qu’ils « s’oxygènent » en travaillant sur sites « naturels », en marchant, en mettant en action leur perception et leur réflexion dans les paysages en mouvements qu’ils traversaient et contemplaient, pour qu’ils se reconnectent au vivant, humain et non humain ; qu’ils prennent conscience des enjeux civilisationnels, de la mise en valeur nécessaire des patrimoines naturels et culturels, matériels et immatériels, en complémentarité et non en soustraction, de notre appartenance à un cycle naturel… pour construire une prospective sensible, des propositions alternatives et innovantes reliant recherche artistique et recherche scientifique.
C’est dans cet esprit que l’on est arrivés à Porquerolles et Port-Cros, au Domaine du Rayol, au Muséum départemental du Var, à La Garde, aux Salins… Et petit à petit s’est créée une constellation de lieux où l’on a tissé des liens avec des partenaires qui transmettent leur amour, leur passion de la nature, du vivant… un écosystème humain a pris corps au fil des projets, reliant Arts et Sciences, Recherche-Action, que j’ai montés et coordonné sur le plan artistique et scientifique depuis 2017, l’Atelier de Recherche et Création Latitude 43, avec notamment le programme Des marches, Démarches du FRAC PACA en 2019 et 2020, puis en 2021 et 2022 le programme de recherche PaySAGE, Bureau des paysages en mouvements, soutenu par l’ESAD-TPM et l’université de Toulon. »
Immersion de récifs artificiels
« Une œuvre d’art pourrait faire le lien entre les usages… »
Avec Isabelle TAUPIER-LETAGE,
Océanographe, chargée de recherche CNRS, responsable du Groupe Mer et vice-présidente du Conseil scientifique du Parc national de Port-Cros
Pourquoi le Parc national s’intéresse-t-il à l’idée d’immersion de récifs artificiels ?
« L’idée n’est pas venue du Parc mais de la demande des usagers qui s’est manifestée lors de différentes concertations.
Pour schématiser, il y a d’un côté les plongeurs qui veulent immerger soit des récifs artificiels, soit des épaves pour en faire de nouveaux sites de plongée. Et, de l’autre, les pêcheurs, qui veulent des récifs pour créer des habitats et des nurseries et faire de la production, c’est-à-dire augmenter la ressource.
Et cela crée des conflits d’usage.
Si c’est un récif dédié à la plongée, les pêcheurs n’y sont pas favorables car tout un périmètre va leur être interdit… Un pêcheur qui passe sur un récif de plongeurs avec des arts trainants (filets), risque de s’accrocher, de détériorer ou perdre ses filets et d’abimer le récif.
Les pêcheurs ne sont pas d’ailleurs pas censés pêcher sur les sites de plongée lorsqu’ils sont occupés.
Et, de l’autre côté, les pêcheurs ne sont généralement pas d’accord pour que les plongeurs viennent sur les récifs de production car ils craignent le braconnage, et estiment que la fréquentation risque d’effrayer les poissons…
Le rôle du Parc est donc de gérer ces conflits, d’arbitrer et de contribuer à l’émergence de solutions susceptibles de satisfaire tout le monde.
Immerger des récifs, est-ce compatible avec la mission de préservation de l’environnement du Parc national ?
Si le Parc s’intéresse au sujet, au-delà de la volonté de prendre en compte la demande des usagers, c’est aussi parce que cela permettrait de créer des zones de plongée alternatives ; soit pour les jours de mauvais temps où les sites sont trop exposés, soit pour délester les sites de plongée les plus fréquentés.
Il faut d’ailleurs préciser que les cœurs de Parc ne sont pas concernés. Il n’y a absolument pas besoin de récifs artificiels pour les ressources halieutiques, ni pour la plongée en cœur de Parc. Donc, si immersion de récifs il y a, ce sera uniquement dans les eaux de l’aire maritime adjacente. En AMA, dans des zones adéquates et que les pêcheurs accepteront de ne pas pêcher, ça peut permettre de rétablir des nurseries dans des zones dégradées, et de créer des habitats favorables pour les poissons.
Créer ces sites alternatifs cela répond à l’objectif du Parc d’aller vers un tourisme plus apaisé. Car cela peut permettre de délester les sites les plus connus où la fréquentation génère aussi des conflits d’usage : entre plongeurs particuliers et clubs de plongée, mais aussi entre plongeurs et plaisanciers. Si l’on déleste un site iconique comme la Gabinière, à terme on peut même parvenir à rétablir un équilibre. Donc oui, en ce sens, c’est tout à fait compatible.
Vous êtes associée au projet de Valérie Michel-Fauré et de l’université de Toulon. En tant que scientifique, qu’est-ce qui vous intéresse dans cette démarche ?
Ce qui m’intéresse c’est le côté sciences humaines et sociales et le fait de faire intervenir l’art dans des problématiques de gestion. En général, les récifs destinés à la production ne sont pas du tout esthétiques ; d’où l’idée du Bureau des paysages de l’École Nationale Supérieure d’Art et Design de créer un récif qui soit beau et fonctionnel. Je suis intéressée par cette idée que l’on puisse faire d’un récif artificiel une œuvre d’art, que cette œuvre puisse avoir une fonction d’abri ou de nurserie pour la pêche, et contribuer ainsi à une meilleure gestion. D’ailleurs actuellement, un peu partout, on est train de sortir de la mer tous les récifs faits à partir de pneus, parpaings… car c’est complètement dépassé.
Faire appel à des étudiants artistes pourrait permettre de répondre aux attentes des pêcheurs, comme des plongeurs, en créant des récifs esthétiques qui ressemblent par exemple à une épave sans besoin d’en couler une … Certains ont créé des musées sous-marins… Il y a, d’autre part, cette idée de fabriquer un récif artistique avec des matériaux inertes. Il existe par exemple des imprimantes 3D qui façonnent la céramique… On pourrait même imaginer un concours d’artistes où, à partir d’un cahier des charges scientifique très précis, en particulier pour la fonction halieutique, et du point de vue ingénierie pour une installation durable, les artistes proposeraient leur projet de récif artificiel au Conseil Économique Social et Culturel du Parc national, aux usagers et aux habitants. On pourrait ensuite envisager un dernier volet avec des sciences participatives. C’est-à-dire que ce récif artificiel, qui va être peu à peu colonisé, fasse l’objet d’un suivi par les usagers qui feraient remonter leurs observations… Ces éléments colonisés donnant aussi des indications sur l’état du milieu.
L’œuvre devenue vivante, qui va évoluer au fil du temps, se transformer, aura une vie naturelle et sociétale car on viendra la voir, la photographier… Cela pourrait devenir une belle aventure partagée par beaucoup.
Quelle a été votre contribution à ce projet ?
À ce stade, j’ai uniquement un rôle de conseil sur les structures possibles en tant qu’experte des conditions sévères du milieu marin. Mais il faut préciser que ce projet n’est pas porté par le conseil scientifique actuellement.
Je dirai, en conclusion, qu’au lieu d’un récif artificiel qui crée des conflits d’usage, on pourrait avoir une œuvre d’art qui fasse le pont entre les usages pour rendre service aux différentes communautés. Mais quoi qu’il en soit, tout projet de cet ordre sera piloté par le conseil scientifique qui définira un cahier des charges afin de respecter les fonctions des récifs inhérentes à chaque usage, en lien avec les gestionnaires du Parc. »
Emmanuelle Pouquet